Awori a grandi en Ouganda, auprès de son grand-père mélomane. Marquée par la musique que ses parents écoutaient, de Miriam Makeba à Angélique Kidjo, en passant par Koffi Olomidé, elle commence à chanter à huit ans, en écrivant des chansons avec sa meilleure amie d’enfance. Quittant son pays natal pour la Suisse à onze ans, la jeune fille commence à écrire de la poésie, avant de rapper pour amuser ses grands frères, qui lui apprennent les paroles de Notorious B.I.G., de Tupac Shakur ou encore de Jay-Z. Amoureuse du hip hop, Awori admire notamment les femmes de ce milieu, à l’instar d’Aaliyah et d’Erykah Badu. Au lycée, l’artiste en herbe forme un groupe de blues rock avec des amis, et navigue sur la scène indépendante de Genève, chantant aussi bien dans les festivals de rue que les projets scolaires. Peu à peu, elle se forge une place de choriste auprès d’artistes professionnels.
Quant à Twani, son adolescence française a été marquée par le new metal ainsi que le punk rock jusqu’à ce qu’il découvre par hasard l’album Do You Want More?!!!??! du groupe The Roots chez sa soeur. Il vire alors vers le hip hop, avale J Dilla ou encore D’Angelo et commence dès 2007 à se former seul en achetant du matériel pour produire de la musique. Technicien au sein de l’émission de radio Métisphère, le producteur finit de plus en plus par s’intéresser à la musique afro, dans toute sa diversité, jusqu’à ce que son ex-collègue de radio, le journaliste Mathieu Girod, lui présente Awori. Nous sommes en 2019 et le label Galant Records leur permet de participer au projet Seeds, associant un chanteur et/ou un rappeur à un producteur, le temps d’une chanson. Enregistré en une journée seulement, leur premier single « Cortex Iuxta » sort le 27 novembre 2019. Awori définit ainsi cette alchimie : « Cette expérience était parfaite à mes yeux. » Twani explique également : « J’ai tout de suite accroché à la voix d’Awori, à son charisme. » Face à tant enthousiasme, le label leur a proposé de se lancer ensemble dans un album, qui vient de paraître. Il s’intitule « Ranavalona » . Interview.
Pourquoi avoir choisi de dédier cet album à la reine malgache Ranavalona III ?
Awori : Je suis tombée sur son histoire parce que j’effectuais des recherches sur les femmes africaines qui avaient participé aux luttes anticoloniales. Je cherchais des figures féminines parce que l’héritage du panafricanisme est généralement porté sur les figures masculines, comme Thomas Sankara, Kwame Nkrumah, Amílcar Cabral…. On oublie parfois les femmes qui ont participé à ce mouvement. Ce sont des femmes qui se sont battues physiquement.
J’ai découvert Ranavalona III dans le cadre de cette recherche. Il s’agit de la dernière reine de Madagascar. Lorsque les Français sont arrivés, elle leur a tenu tête pendant plusieurs jours. L’armée malgache a essayé de contrer cette invasion, en vain. La France a saisi son château, destitué la reine de son trône, avant de l’envoyer à l’île de la Réunion avec sa famille en 1897. Elle était exilée et la France s’inquiétait de la proximité avec son pays, craignant une rébellion du peuple.
Elle a donc été envoyée à Alger. La population locale savait qu’elle était la reine de Madagascar et que la France avait saisi ses biens. Les Algériens se montraient très bienveillants à son égard, tentant de mettre la pression sur les autorités françaises pour lui accorder davantage de ressources, parce qu’elle vivait dans des conditions assez précaires, durant son exil. Elle s’est rendue à Fontainebleau, où des maisons de mode lui offraient des robes. En 1917, elle décède à Alger et vingt ans plus tard, son corps a été rapatrié à Madagascar. En novembre 2020, la France a rendu sa couronne, de façon temporaire. Cela fait 123 ans qu’elle la détient.
Je trouve que cette reine a lutté à sa façon, en essayant de préserver sa culture et son peuple. Je pense que même lorsque ça ne se termine pas en happy end, ce n’est pas grave, la lutte mérite aussi d’être célébrée.
Est-ce que les combats de cette reine font écho à tes yeux à ceux de notre époque ?
Awori : Oui ! Oui ! C’est vrai qu’aujourd’hui, il y a beaucoup d’Etats qui se retrouvent contraints à effectuer des accords, que ce soit économique ou politique, notamment en Afrique, mais aussi également au sein d’autres contrées anciennement colonisées. Ce sont des dispositions qui les maintiennent dans une domination perpétuelle et qui les empêchent d’être vraiment émancipés.
On évoque souvent la pauvreté de l’Afrique, mais l’Afrique a été appauvrie. C’est justement parce qu’elle n’est pas pauvre qu’elle se retrouve dans cette situation là, en raison de biens comme l’or, le cobalt… Si tout le monde détient un smartphone aujourd’hui, c’est grâce aux minerais du Congo, dans lequel de nombreux individus périssent à cause de la guerre. Il faut le rappeler. Nos présidents restent longtemps au pouvoir en volant de l’argent, privant ainsi la population des aides internationales. Le peuple aimerait peut-être que les routes soient en meilleure condition, qu’il y ait assez de nourriture pour tout le monde, qu’on rende l’éducation gratuite… Donc oui, je pense que son histoire fait toujours écho aux luttes actuelles.
Est-ce que cet album vise à promouvoir une sorte de féminisme panafricain ?
Awori : Je ne sais pas… Je ne sais pas comment le qualifier… Est-ce que c’est parce qu’il y a une femme que ça le rend féministe ? Panafricain en tout cas, je l’espère, parce que c’était mon désir de toucher à cette histoire de Madagascar, qui m’a inspirée pour trouver de la force. J’espère que ça donnera envie aux personnes qui écoutent l’album de se renseigner sur l’Histoire de ce continent et sur toutes les femmes qui ont contribué au panafricanisme, comme Bibi Titi Mohammed, Yaa Asantewaa ou encore Titina Silà. J’espère que c’est un projet panafricain ou qui donne au moins envie de s’intéresser au panafricanisme.
Est-ce que tu penses que l’on peut tout à fait agir en faveur du panafricanisme tout en vivant en dehors de l’Afrique ?
Awori : Ah oui ! C’est très important parce que le panafricanisme est un mouvement qui est né dans les diasporas africaines et afro-descendantes, en dehors de l’Afrique en fait ! Dans les Caraïbes, à Londres aussi, avec des commissions panafricaines. Au Royaume-Uni, il existe une grande communauté caraïbéenne, plusieurs personnes se rejoignaient régulièrement pour des espèces de conférences panafricaines. Les diasporas ont vraiment donné naissance à ce mouvement, le but était de créer une solidarité en dehors du continent, mais aussi une sensibilisation politique par rapport à l’Afrique et aux terres d’origine. Le panafricanisme ne concerne pas uniquement l’Afrique. Le but est vraiment de comprendre comment depuis sa position, même si on ne vit pas dans le pays d’origine, on peut quand même avoir un rôle à jouer.
Par exemple, dans mon pays, l’Ouganda, le président de la République, Yoweri Musevini, est au pouvoir depuis 1986. C’est très long et il a recours à une politique répressive considérable, qui mobilise l’armée et la police, afin de censurer les voix de l’opposition. Ce n’est pas un cas unique. Lors de la dernière élection présidentielle, en janvier dernier, les réseaux sociaux étaient complètement bloqués. On ne pouvait ni utiliser Instagram, ni Whatsapp, ni Twitter. Pourquoi ? Parce que ce sont des canaux d’information que la population utilise afin de diffuser ce qui se passe et de critiquer aussi. Ce qui a aidé pendant cette coupure d’Internet, dont l’accès demeure encore aujourd’hui très limité, ce sont les diasporas ougandaises dans le monde entier. En utilisant Facebook, Instagram et Twitter, pour dire : « Eh il se passe un truc chez nous, on ne peut pas parler librement. »
La solidarité internationale est une arme très précieuse, parce que nos dirigeants, qu’ils le veuillent ou non, ont besoin d’être bien vus par le reste du monde, de ne pas avoir l’ONU qui toque à la porte pour dire : « Eh, les droits de l’Homme ne sont pas respectés. » On peut donc créer de véritables rapports de force, quel que soit l’endroit où l’on se trouve. Il faut toujours faire attention à sa propre sécurité, en restant anonyme par exemple. Une personne comme Twani, s’il diffuse ce qui se passe en Ouganda vers son propre réseau, ça aide énormément. Il peut m’aider dans cette démarche là. Donc oui, on peut être panafricain, quel que soit le lieu où l’on vit, tant que l’on croit en l’émancipation économique et politique de l’Afrique.
Awori, on te sait très engagée. Est-ce qu’il y a un lien entre ta musique et tes engagements politiques ?
Oui, mais un lien vraiment personnel. Madagascar, c’est la Côte Est, c’est l’Afrique de l’Est et au sein de cette partie du continent, jusqu’au sud, nous sommes très liés dans nos cultures, nos langues, notre nourriture, nos habitudes… C’est ça aussi le panafricanisme : c’est ignorer les frontières qui ont été dessinées parce qu’au final, nous n’en sommes pas à l’origine.
Ma démarche consiste à faire comprendre que nos destins sont liés. Si on est capable de faire quelque chose ici, c’est parce qu’ailleurs une personne doit en payer le prix. L’histoire de Ranavalona III illustre l’importance des devoirs individuels, mais aussi collectifs, à s’unir et à prendre soin des uns et des autres. Tant qu’une partie d’entre nous n’est pas libre, personne ne l’est. Il faut aussi appliquer cela au quotidien, garder ce sens critique dans tout ce que l’on fait.
C’est très personnel, peut-être que ça lie un peu la politique. Mais je ne suis plus dans une association féministe aujourd’hui, même si je soutiens énormément de démarches issues de ce mouvement. Mon morceau « Viscera » évoque justement la lutte collective et le devoir de lutter ensemble pour la libération de tout le monde.
Twani, est-ce également important pour toi d’évoquer tous ces combats ?
Twani : Je suis très sensible au discours d’Awori, à ce qu’elle représente et à ce qu’elle peut faire passer comme message et ça, depuis le début. C’était une motivation pour moi, de faire cet album avec elle. C’est vrai que je n’ai pas l’expérience du racisme au quotidien, il y a plein de choses que je ne vis pas.
Mais une chose est sûre (il s’adresse à Awori) : tous les combats que tu mènes valent vraiment le coup d’être menés, à 200 %. Dans cet album, je voulais installer un environnement propice à l’appréciation de ton message, pour le rendre disponible auprès du public, c’est pour ça que je suis parti dans du grime, du dub, du reggae, parce que je crois que ce genre de rythmiques donne du tempo en étant très dansant, mais aussi profondément méditatif. Quand je vais en Sound System et que c’est parti, qu’on danse tous en même temps, dans le même rythme, on est tous ensemble, dans la même ambiance, tout est installé pour que tout soit ok et là, on peut s’évader et se concentrer sur le message du MC.
Awori : Ça permet de sublimer, oui oui.
Il émane de votre single « Hold Me » une grande vulnérabilité. Est-ce que vous vous êtes inspirés de vos propres expériences amoureuses ?
Awori : Le texte est inspiré par mes propres expériences avec la vulnérabilité. J’ai été élevée par une femme qui me disait, depuis mon enfance, qu’il faut être indépendante, ne dépendre d’aucun homme. Quand tu entends ça et que tu te mets en couple par exemple, tu gardes une notion de : « Oui on est en couple mais t’inquiète, je me gère. » C’est : « Tu es là mais j’ai pas besoin de toi. » C’était tout un exercice de remettre en question ce que ma mère m’avait enseigné, suite à ses propres expériences et difficultés en amour. Nous ne vivons pas forcément les mêmes choses.
En amour, finalement, être indépendant, ça incite à mettre des distances entre soi-même et les autres, à ne pas montrer nos failles, à ne pas demander de l’aide… On ne peut pas vivre comme ça, nous sommes des êtres sociaux et nous avons besoin des autres pour exister, on a besoin d’être aidé parce qu’il y a des moments où on est juste paumé. On ne sait pas quoi faire tandis que les autres disposent de savoirs. On a besoin de ces échanges, de se montrer vulnérable.
Pour moi, la vulnérabilité est vraiment une force, parce que ça demande du courage d’aller vers l’autre en n’ayant pas peur de son jugement et peut-être, en ayant peur justement de son jugement, mais en se montrant tel que l’on est et en se disant tant pis. Pour moi, c’est à partir des moments de vulnérabilité que l’on construit des choses parce qu’on peut dire à une autre personne: « J’ai besoin de toi. » Et elle, elle dira : « Ok je suis là. »
Qu’en penses-tu, Twani ?
Twani : Dans le cadre d’une relation amoureuse, je ne vois pas les choses autrement. Si on ne se livre pas totalement, on ne peut pas non plus totalement faire confiance.
Awori : Oui et dans toutes les relations, qu’elles soient amoureuses ou amicales.
L’album d’Awori et de Twani est sorti le 5 mars, via Galant Records.
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